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Enid se réveilla bien plus tard qu’à son habitude. Elle se glissa hors des bras de Gwalmai en prenant garde à ne pas le réveiller puis se dépêcha de s’habiller.
Dame Niniane serait levée. Elle était si matinale ! Enid se demanda si elle lui avouerait avoir passé la nuit avec le porte-lance d’Arturus. Elle se doutait que sa maîtresse n’y serait pas hostile. Elle avait d’ailleurs encouragé cette aventure, peut-être pour éloigner le seigneur Kaï des pensées de sa suivante. En fait, elle n’aurait pas besoin d’en parler. Dame Niniane le savait certainement déjà. Elle le lirait sur son visage avant qu’elle ait ouvert la bouche. Dame Niniane devinait tout !
Elle contempla un moment Gwalmai avant de sortir de sa chambre. Endormi, il semblait plus jeune, plus fragile. Elle l’appréciait sans être amoureuse de lui, pourtant elle lui avait offert sa virginité. Ce cadeau qu’elle avait refusé à Amren.
Amren était mort maintenant, tué sur le champ de bataille de Sorviodunum. Et elle s’était refusée à lui avant le combat parce qu’elle voulait attendre le soir de leurs noces. Stupide qu’elle était !
Elle n’avait pas voulu être aussi sotte avec Gwalmai. Bien sûr, cette nuit compterait peu pour lui. Il était le neveu d’Arturus, le futur roi de Bretagne. Elle n’était qu’une petite paysanne que le destin avait donnée pour servante à une grande dame. Mais si, comme son ami Garym, il mourait demain au combat, il aurait au moins connu l’amour, grâce à elle.
Elle quitta la pièce la gorge serrée. Dame Niniane se trouvait peut-être dans la chambre aux herbes. À moins qu’elle n’ait décidé de profiter du beau temps pour s’occuper de son jardin.
***
Elle s’engagea dans le péristyle et s’arrêta net au lieu de diriger ses pas vers la cuisine.
Au milieu du passage, son épée posée sur ses cuisses, le seigneur Kian était assis en tailleur.
Une barbe de plusieurs jours lui couvrait les joues et il regardait fixement devant lui. Quand elle s’avança à sa rencontre, il l’observa du coin de l’œil, sans tourner la tête.
— Mon seigneur, vous êtes déjà revenu ! Quand êtes-vous arrivé ?
— Cette nuit.
Son attitude étrange inquiéta Enid. Que faisait-il là, assis par terre, avec sa lame au clair comme s’il veillait ? Attendait-il quelqu’un ? Elle n’osait pas l’interroger, intimidée par son air dur. Enfin, comme il ne bougeait toujours pas, elle se lança :
— Dame Niniane sait-elle que vous êtes ici, mon seigneur ?
— Dame Niniane ne le sait pas. Dame Niniane n’était pas dans sa chambre cette nuit. Ni ailleurs dans la maison.
— Mais c’est impossible ! s’exclama Enid. Elle a dîné ici hier soir. Elle savait que vous deviez rentrer aujourd’hui. Elle était si heureuse !
— Elle a quitté la villa avec le barde à la tombée de la nuit. Math me l’a confirmé ce matin.
— Comment ? Niniane partie avec Myrddin ?
Caius venait de surgir derrière Enid. Le cœur de la jeune fille cessa de battre un moment avant de repartir au galop. Qu’il était beau ! Davantage encore que dans son souvenir ! Ses cheveux dénoués tombaient sur ses épaules, il n’avait pas pris la peine de passer une tunique et la vue de son torse musclé la fit rougir.
Elle baissa les yeux, se reprochant de s’attarder sur des détails frivoles alors que sa maîtresse avait disparu. Et puis, de toute façon, il n’avait pas remarqué sa présence.
Il se tourna vers elle pourtant et l’interrogea :
— T’a-t-elle dit où elle irait ?
— Non, mon seigneur. Je suis aussi surprise que vous ! Elle ne m’a parlé de rien.
— Avait-elle déjà quitté la villa avec Myrddin auparavant ?
— Pas la nuit. Enfin, pas que je sache.
— Mais le jour, oui ?
Le seigneur Kian avait pris la parole d’une voix rauque, pleine de colère. Il se leva avec la souplesse d’un lynx. Elle remarqua ses yeux rougis par le manque de sommeil, sa main qui serrait le pommeau de son épée, et la peur l’envahit. Il s’imaginait sans doute que dame Niniane lui était infidèle !
— Seigneur Kian ! s’écria-t-elle. Dame Niniane est devenue l’élève du barde Myrddin pendant votre absence. Elle… Elle ignorait l’usage de nombreuses plantes de ce pays, et il le lui a enseigné. Elle m’a montré certains remèdes qu’il…
— Et je suppose qu’il y a des plantes qu’on ne cueille que la nuit ! s’exclama Kian avec une ironie mordante.
— Mais oui, mon seigneur, bien sûr ! Certaines racines doivent être récoltées à la lueur de la pleine lune.
— La petite a raison, mon frère. Ne t’inquiète pas. Ils vont bientôt rentrer et tout sera expliqué. Allez, viens avec moi à la cuisine. Je parie que tu n’as pas fermé l’œil de la nuit.
Le seigneur Kaï passa le bras autour des épaules du seigneur Kian qui parut se détendre. Enid sentit sa propre tension se dissiper.
— C’est vrai, murmura Kian.
— Et dans quel but avais-tu sorti ton épée, au juste ? Tu comptais assassiner ma sœur et m’obliger ensuite à te tuer ?
— Ta sœur, non. Mais le barde…
— Je vois… Eh bien, estime-toi heureux que nous t’ayons remis les idées en place. Myrddin est un adversaire redoutable, crois-moi ! Allez, viens manger !
Il se dirigea vers la cuisine puis parut se raviser et se tourna vers Enid. Elle sentit ses joues s’empourprer à nouveau et se maudit.
— Ah ! Petite, ne t’étonne pas si tu vois un Saxon de onze ou douze ans se promener dans la villa. Le seigneur Kian l’a ramassé à Portus Adurni et a décidé de l’adopter. Pour le moment, il dort dans ma chambre, mais je suppose qu’il finira par se réveiller !
Enid resta muette de stupeur, se demandant comment dame Niniane prendrait une telle nouvelle. Elle les regarda s’éloigner, n’osant pas les suivre malgré la faim qui la tenaillait. Faute d’une meilleure idée, elle rejoignit Gwalmai.